Des mots, des regards, des bais­ers, des caress­es… Et puis plus rien. Un ren­card entre asex­uels se résume à ces sim­ples gestes. Leur but : établir des rela­tions durables, sans sexe, avec d’autres per­son­nes au désir absent. Dans cette quête, il existe sur Inter­net des plate­formes d’échange (Aven), des réseaux soci­aux (Aci­t­i­zen) et des sites de ren­con­tres (KeLove) dédiés.

Ils seraient 1% de la pop­u­la­tion, selon une étude d’Anthony Bogaert, pro­fesseur à l’Université de Brock (Cana­da). Son tra­vail n’est ni recon­nu soci­ologique­ment ni délim­ité par la médecine. Les sex­o­logues, comme le doc­teur Jacques Wayn­berg, n’y voient qu’une « lâche fan­taisie traduisant au pire une aver­sion sex­uelle, au mieux un désir hypoac­t­if (extrême­ment faible) ». Pour­tant, les mem­bres de cette com­mu­nauté, sou­vent des jeunes, souhait­ent la recon­nais­sance et le respect de leur ori­en­ta­tion, dans la lignée des mou­ve­ments LGBT des années 70.

Cherche rela­tion longue sans coït

Au pre­mier abord, rien n’indique que Rachel, la trentaine nais­sante, veste en cuir et coupe à la garçonne, est une « A », nom de code con­sacré au sein de la com­mu­nauté des asex­uels français. Le majeur de sa main droite ne porte d’ailleurs pas d’anneau noir, signe dis­tinc­tif des « sans désir ». Dans une vie antérieure, la petite brune à voix fluette a été une « S » (sex­uelle), comme les autres, avec son boulot de graphiste et sa pas­sion dévo­rante pour les séries girly.

A ce détail près qu’au lit, c’est le chemin de croix. Lors de ses rares ébats sex­uels, Rachel ne souhaite qu’une chose : être partout ailleurs plutôt qu’avec son parte­naire. Elle s’of­fre à con­trecœur, elle qui peut pass­er des jours, des semaines, des mois entiers sans jamais exprimer la moin­dre frus­tra­tion sexuelle.

Capture acitizen

La page d’ac­cueil d’Ac­i­t­i­zen, le seul réseau social fran­coph­o­ne réservé aux asexuels

A la longue, les reproches fusent. Les « tu ne m’aimes pas ! » ou les « tu ne ressens rien ! » rem­pla­cent les signes d’affection et con­damnent le manque d’initiative de la jeune femme. Par deux fois, ses rela­tions longues, à la libido très lim­itée, s’effondrent. La pre­mière dans la vio­lence physique d’un parte­naire insat­is­fait. La sec­onde dans les pleurs provo­qués par un petit ami devenu manipulateur.

Rachel se retrou­ve seule, déprime jusqu’à se « taper la tête con­tre les murs ». Pen­dant plusieurs années, elle con­sulte des spé­cial­istes, des psy­cho­logues, des hyp­no­tiseurs mais « à ce moment-là, per­son­ne n’est foutu de me dire ce que j’ai », souffle-t-elle.

Quand elle avoue à ses amis qu’elle n’est pas attirée par l’acte sex­uel, on la prend pour « la mal baisée de ser­vice ». Désem­parée, Rachel ne sait pas nom­mer cette anom­alie. Cette incer­ti­tude la ronge. Jusqu’au moment où elle tombe, un peu par hasard, sur un site sur l’asexualité. Ca y est. Elle peut met­tre un mot sur ce qu’elle endure.

On se dit des trucs dans le genre “Ah t’es comme moi, ce serait cool de se voir en vrai !” C’est de la drague un peu nazeRachel, asex­uelle

A par­tir de cet épisode, à l’été 2015, elle ne cesse de se ren­seign­er sur le sujet. Dès août, elle s’inscrit sur Aci­t­i­zen, le réseau social des asex­uels, qui compte une cen­taine de mem­bres act­ifs. Pour l’in­stant ses pre­miers con­tacts n’ont pas abouti sur un tête-à-tête mais elle reste con­fi­ante : « Je n’ai pas encore eu le coup de foudre mais avec Aci­t­i­zen, j’ai l’espoir de trou­ver quelqu’un et ne pas finir seule. Qui sait, j’embrasserai peut-être un asex­uel un jour, ce serait le fan­tasme ultime. » En atten­dant, elle flirte volon­tiers. Les tech­niques d’approche ? « On se dit des trucs dans le genre “Ah t’es comme moi, ce serait cool de se voir en vrai !” C’est de la drague un peu naze. » Elle organ­ise aus­si des « ren­con­tres IRL » (In Real Life, dans la vraie vie) en groupe. En revanche, l’hétéro-romantique, comme elle aime se définir, ne vagabonde pas sur KeLove, le site de ren­con­tres pour asex­uels. Son inter­face est dépassée, selon elle.

Depuis qu’elle con­sulte ces sites, elle se sent mieux. Aujour­d’hui, elle espère « vivre une belle his­toire avec un asex­uel, être heureuse sans sexe ». Si elle n’a encore jamais trou­vé le grand amour, c’est peut-être à cause de ses critères de sélec­tion : « On me dit que je suis trop dif­fi­cile, rit-elle. J’aime les grands bar­bus, c’est doux pour les caress­es. Je cherche quelqu’un qui peut regarder des séries pen­dant des heures et qui peut me pouss­er à sor­tir un peu. Ce n’est pas de l’attirance sex­uelle, c’est juste que je vais le trou­ver beau comme on appré­cie une pein­ture. Je ne me dis jamais que je vais “me faire” un mec dans un sens sex­uel ».

Aimer éper­du­ment sans jamais aller plus loin que le sim­ple bais­er, c’est le cre­do de nom­breux mem­bres des sites de ren­con­tres asex­uels. On y croise égale­ment des aro­man­tiques, ceux-là n’éprou­vent même pas d’at­ti­rance sen­ti­men­tale, ils refusent toute rela­tion et tout con­tact physique. Les « A » sont peu nom­breux à s’engager avec des « S ». Et des rela­tions entre « A », il en existe encore moins.

Le drapeau des asexuels. Noir pour l’asexualité, gris pour les hypo et demi-sexuels, blanc pour les alliés et partenaires non asexuels, violet pour la communauté

Le dra­peau des asex­uels. Noir pour l’asexualité, gris pour les hypo et demi-sex­uels, blanc pour les alliés et parte­naires non asex­uels, vio­let pour la communauté

Amour à durée indéterminée

Au moment où Julien prend con­science de son asex­u­al­ité, en 2010, Aci­t­i­zen et KeLove n’existent pas encore. Le Cler­mon­tois a alors 25 ans. Comme beau­coup d’autres « sans sexe », il sort d’une rela­tion où il a don­né du plaisir sans en pren­dre. A cette époque, la ver­sion française d’Aven (The Asex­u­al Vis­i­bil­i­ty and Edu­ca­tion Net­work), réseau d’en­traide pour asex­uels, con­stitue la seule lueur dans la nuit sans ébats des « A ». Et par chance, Julien finit par ren­con­tr­er l’un des mod­éra­teurs du forum, qui est égale­ment Auvergnat.

Les deux hommes dis­cu­tent. Une ami­tié se forge. Au fil du temps, Julien prend de l’im­por­tance au sein d’Aven, jusqu’à en devenir l’administrateur. L’informaticien mul­ti­plie les mes­sages sur le forum, les ren­con­tres IRL, tou­jours ami­cales, avec d’autres asexuels.

Après 3 mois sur Aven, Julien remar­que Marie. A 21 ans, elle est impliquée dans une rela­tion tumultueuse avec un « S ». Ce dernier ne sup­porte pas sa vir­ginité. Piégée dans une liai­son vouée à l’échec, la jeune femme dépérit. C’est alors que les échanges avec Julien, de qua­tre ans son ainé, s’engagent.

Enfin, je n’avais plus à subir cette insup­port­able cul­pa­bil­ité, cette pres­sion, enfin j’étais libre de vivre mon asex­u­al­ité comme je l’entendaisMarie, asex­uelle en cou­ple depuis cinq ans

D’abord axées sur le quo­ti­di­en de Marie, les con­ver­sa­tions devi­en­nent plus intimes. Et une nou­velle fois, la chance sourit à Julien. Comme lui, Marie habite Cler­mont-Fer­rand. Les deux asex­uels déci­dent de se ren­con­tr­er. « Il n’y avait pas vrai­ment de drague, détaille Julien. Tout se fai­sait par des atten­tions, des regards insis­tants, des sourires, des blagues ». De févri­er à juin, les entre­vues s’enchaînent, des sen­ti­ments sur­gis­sent jusqu’au jour où elle rompt avec son copain. Le pre­mier bais­er ne tarde pas et tout s’accélère.

« A par­tir de là, nous étions de plus en plus amoureux, explique Marie. Quand j’ai quit­té mon copain pour Julien et je me suis ren­du compte qu’un gros poids était par­ti. Enfin, je n’avais plus à subir cette insup­port­able cul­pa­bil­ité, cette pres­sion. Enfin, j’étais libre de vivre mon asex­u­al­ité comme je l’entendais. »

Julien et sa compagne Marie, couple d’asexuels depuis cinq ans

Julien et sa com­pagne Marie, cou­ple d’asexuels depuis cinq ans

Cinq ans plus tard, l’idylle se pour­suit. Les deux « A » sont instal­lés ensem­ble près de Montluçon (Alli­er) et pac­sés. Ils évo­quent leur aven­ture sans aucun tabou, au con­traire de la grande majorité des asex­uels, en cou­ple ou non. Leur péché mignon ? Pass­er des nuits blanch­es ensem­ble à se goin­fr­er de séries dans une rela­tion cer­ti­fiée 100% sans désir sexuel.

Le plus dif­fi­cile pour les « A », c’est de con­va­in­cre les autres qu’ils ne sont pas trau­ma­tisés, ni défi­cients, ni sex­uelle­ment dys­fonc­tion­nels, qu’un sen­ti­ment amoureux sans désir sex­uel est une nor­mal­ité là où des médecins y détectent un trou­ble. Dans une société hyper­sex­u­al­isée où l’érotisme peu­ple l’ensemble de notre cos­mos cul­turel (clips, films, pub­lic­ités, Inter­net), les asex­uels con­tin­u­ent de croire, au tra­vers de leurs sites dédiés, qu’il est pos­si­ble de n’avoir que l’amour à s’offrir en partage.

 

Mon­tage pho­to : © Camille Romano